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mardi 6 octobre 2009

les trains ne nous attendent pas

Que s'est-il passé ? Qu'à t il fallu pour en arriver là ? Sommes nous devenus tous fous ? Les informations défilent et s'enchevêtrent jusqu'à la nausée... Comme un nerf trop stimulé nous finissons par être atone, à la recherche d'une dose sans cesse plus importante, incapable d'écouter, de respirer. Le cynisme et la compassion, préludes à l’obscénité et la commisération, bavent de nos pores.

Même les journalistes nous font des clins d’oeil macabres ; durant le journal télévisé, les sujets s’enchaînent : les rivières de lait dans nos villes, un nouveau née pleure au Kenya car il a faim, sa mère est devenue sèche comme son pays et ne peut lui fournir ce dont il a besoin, ce que nous jetons par milliers de tonnes dans nos égouts... Elle tient sa tête disproportionnée par rapport à son corps chétif, quelle est l’importance du sentiment d’une mère qui perd son enfant à l’autre bout du monde ? Y aura t il assez de Playstation III pour Noël ? Une caméra de surveillance filme l’effondrement en direct d’un hôtel chic en Indonésie tandis que l’on voit les occupants courir dans un mouvement browniens au rythme saccadé de 2 images par seconde, c’est marrant ces pantins se faire écrabouiller.

Nous nous fabriquons des carapaces qui nous désensibilisent, c’est à peine si nous sentons encore les bienfaits du toucher, de la peau de l’autre. 30 % de la population mondiale détient 80 % de la richesse globale : 30 % crève de peur de perdre ce qu’ils ont, les autres 70 % crèvent de faim...

Nous vivons dans un monde où l’on ne peut fuir parce ce qu’il est clos, découvert, répertorié, cartographié et localisé sur google maps. Nous avons perdu le rapport à la nature, la solitude et la réflexion.

Mon fils, la chair de ma chair, a écrit dans un devoir à l’école dans lequel on lui demandait ce qu’il désirait pour son avenir qu’il souhaitait « vivre à l’île Maurice, gagner un milliard par jour, être star de cinéma ». La messe est dite. Ce bout de chou que la bêtise ambiante n’a pourtant pas encore contaminé, qui ne sait même pas ce que veut dire le mot racisme ressent les prémices de tous ces ados qui rêvent de télés, de paillettes, de fric : le nivellement par le bas.

Et moi dans tout ça ? Comment à mon âge ai-je pu me sortir aussi morveux ce matin ? Comment ai-je pu me sentir aussi mal que j’ai senti la nécessité d’expurger ma pourriture en crachant ces quelques lignes ?

Six heures du matin, gare de Lyon, je commande un café, je tends un billet, pas de monnaie, grognement de la vendeuse obligée de se séparer de sa précieuse ferraille. Je sens une présence près de moi, sur ma droite, je devine un souffle qui me gêne. Ne pas regarder, ne pas se retourner, verrouiller sa main sur l’argent que me rend la serveuse.

« Excusez-moi ; auriez-vous un euro ou deux pour me dépanner, j’ai faim ». Le français est impeccable, la voix douce et jeune. Rien d’opprimant, de menaçant.

« Non, j’ai rien », je parle fort, je suis violent, pris sur le fait comme un prédateur dévorant une proie qu’il ne veut partager. Je lui en veux car j’ai du métal plein la main, je transforme ma honte en agressivité, j’ai l’habitude de me battre, de tuer, en haussant le ton je me victimise, me fait passer pour l’agressé...

« Merci quand même ». Je connais cette stratégie, activer le levier de la honte pour me faire craquer, cela renforce ma violence, je ne céderai pas...

« Pas de quoi » je sers ma mâchoire et articule à peine, mes muscles sont contractés.

Que sais je de lui ? Il a un blouson rouge, il est grand, les cheveux en batailles. Je l’ai observé, de loin, lorsque j’ai senti une distance de sécurité entre nous.

Décharné, mais l’allure digne, c’est un jeune homme, il porte des lunettes de sécu, des fringues de recup, par une marque, rien de fashion, des vêtements utiles, il est planté au milieu du parvis, seul, les mains dans les poches.

Comment en est on arrivé là tous les deux, lui et moi ?

L’hiver approche, les jeunes gens vont indiquer sur leur statut facebook qu’ils ne se sentent pas bien par le truchement de phrases mystérieuses remplies de points de suspension, en attente de quelqu’un, de quelque chose, d’un peu de chaleur. D’autres vont se jeter de ponts où l’on pratique aussi le saut à l’élastique. Sortis de l’école, ils vont diriger des équipes, pétris de certitudes et d’inexpérience, nourris au franglais et au management, ils vont briser des braves types qui ne rêve que de maisons à la campagne et de barbecue...

Lui attend des trains qu’il ne prendra pas, il est beau, un peu éthéré, il attend.

Je retourne vers lui, donne un billet sans un mot, pour monnayer ma honte, et repars vers mon quai. Je sais qu’il aurait fallu que je lui parle, que cela aurait été utile, mais on ne parle pas quand on a un train à prendre.