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lundi 20 juin 2011

Le Cubain

 Le ciel est chargé, ma mémoire aussi. Le paysage défile. Je repense à Pédro, un Cubain à peine septuagénaire que j'ai rencontré un soir où nous avions consommé plus de vin que de coutume, suffisamment pour que les langues se délient, que l'émotion exacerbée de nos vies heurtées remontent à la surface.

La vie, les joies, les souffrances et bien sûr la mort. Pedro m'en parla sans détour, il s'amusait d'ailleurs d'un jeune quadra qui lui parlait de ses angoisses alors qu'il se savait être au bout du chemin.

Il me parla de Cuba, sa patrie disparu, englouti par la dictature, de la joie et l'insouciance étouffées par la bêtise humaine. Sa voix était musique, ses mains le métronome d'une pensée alerte.

Je citai Y. Navarres "Plus que le goût des mets, c'est le sens du repas que nous avons perdu", pour réponse il m'avoua qu'il aimait toujours faire l'amour, qu'il aimait les femmes tout simplement. Il me montra discrètement mais fièrement une femme de 20 ans sa cadette dans le fond du bar.

Je la regardai, elle buvait un verre avec un groupe de personnes, son regard pétillait, elle se sentait observé, elle prit la pose avant de se tourner vers Pedro, hocher la tête pour lui envoyer un clin d'oeil dans un sourire à désarmer le plus endurci de tous, et Dieu sait si Pédro avait la peau tannée...

"Ne cherche pas un sens à tout, apprends à vivre" me dît il sans lever le regard de sa belle avant de lui retourner un baiser imaginaire.

"Parfois lorsque je me lève le matin, j'ai oublié que j'ai vieilli, parce qu'au fond je suis toujours le même, j'oublie jusqu'au moment où mon regard croise cette main ridée et burinée, jusqu'à l'instant où je découvre une nouvelle douleur qui traverse mon corps alors que j'essaye de me lever. La vieillesse, c'est l'apprentissage de la mort, la préparation au renoncement."

La pluie redouble d'intensité mais il ne fait pas froid, les couleurs se font discrètes, les détails se perdent dans ma mélancolie. Je suis frappé de constater à quel point je suis parfois aveugle du monde qui m'entoure, ommnubilé d'égocentrisme.

"C'est normal d'avoir peur de la mort à ton âge, mais ne gâche pas le bon temps dont tu disposes. Pour moi c'est un soulagement : en vieillissant le fardeau de souffrances endurées devient lourd tu sais." Je me sens comme un gamin qui écoute son père lui parler de choses qu'il ne comprend pas vraiment, qui boit ses paroles, paroles qui se gravent dans la mémoire et qui resurgissent un jour sans prévenir pour "donner sens".

J'ai quitté Pedro tard dans la nuit, je lui ai fait juré que nous dinnerions un de ces soirs. J'ai oublié.

A peine six mois plus tard, je décide par le biais d'un ami de récupérer ses coordonnées pour "prendre date". Après les formalités d'usages je lui demande s'il se rappel d'un type qui était là le soir de son anniversaire, "tu sais, un grand sec, plus tout neuf, un Cubain qui ne veut pas fumer de cigarette américaine..."


"Pedro ? Bien sûr que je me rappel, c'était l'amant d'une bonne copine à moi et qui l'accompagnait ce soir là ; par contre pour son téléphone, laisse tomber, il est mort peu de temps après mon anniversaire".

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